Derrière l’ambitieux slogan « Anticiper les mutations » se profile le constat sous-jacent que les mutations antérieures n’ont pas été négociées au mieux. Le complexe de la guerre de retard n’aurait-il pas fini de contrarier l’esprit entreprenant de notre nation ? « Comment l’architecte peut-il se mettre au service des territoires ? »
Nous pouvons nous poser la question de ce qu’est un architecte aujourd’hui, son rôle, ses missions, la place que la société et le monde sont prêts à lui concéder. Architectes nous sommes, forts des valeurs que nos maîtres, nos référents nous ont enseignées. Quels maîtres, quelles valeurs ?
Nous sommes encore pétris de la culture de l’ingénierie, chefs d’orchestre d’une équipe pluridisciplinaire au service d’une commande publique florissante qui donne le ton à l’arborescence de l’ensemble de la commande, servant de modèle au privé, de l’édifice majeur jusqu’au plus modeste édicule.
Où sont passées cette forme d’ingénierie et la commande publique ?
Nous sommes entrés dans une aire de production de l’espace communiquant, et les valeurs d’aujourd’hui sont celles imposées par les maîtres du monde.
Reste-t-il une capacité de résistance pour imposer un modèle alternatif, porté par un authentique désir d’espace citoyen ? C’est à dire une cité où les êtres projettent et conçoivent un projet de société porteur de sens, capable de transmuter les conflits et les contradictions internes. Une ville en mesure d’intégrer les transferts de populations, de produire une culture partagée.
Les territoires d’aujourd’hui sont des sphères de consommation desservis par les réseaux de distribution mondiaux.
Ont fleuri sur nos terres, des zones concentrant les plateformes de la distribution à l’entrée de ces centres urbains de consommations. Elles couvrent aujourd’hui des territoires grands comme des morceaux de villes.
Parallèlement, le décloisonnement des familles, l’incapacité à vivre durablement ensemble produit une demande exponentielle de logements. Bientôt, il faudra presqu’un logement par adulte, tant les êtres ne savent plus vivre conjointement.
La ville est un réservoir de consommateurs à approvisionner en marchandises.
Pouvoir d’achat et chacun pour soi seraient les mamelles de cette société et donc de la production de l’espace.
Le modèle historique du centre bourg drainant la production agricole du territoire vers le marché, constitue encore l’identité de notre pays, car il a modelé nos paysages. Mais une identité de façade tant le fond a changé.
Si la production façonne le paysage et l’identifie, la consommation le défigure et le banalise.
Après guerre s’est superposé aux trames anciennes un urbanisme planifié constitué de zones monofonctionnelles, marquant la volonté de reprise en main de ce monde qui avait, le temps de l’occupation, échappé aux décideurs. Ce patchwork administré a recouvert les mailles d’un tissu finement ouvragé par le temps, engins de chantiers dévastant les terres nourricières aux portes des villes.
Après avoir morcelé la ville, il a fallu relier les morceaux avec des tuyaux de distribution des flux. L’espace urbain partagé où l’on se tient est devenu rocades et voies rapides où l’on fuit.
Le passage du siècle actera l’érosion de la puissance publique qui verra sa substance siphonnée par ces flux de consommations, réels comme virtuels. Les décisions des consortium passeront par dessus les états, leurreront les plus offrants et spolieront ceux qui ne veulent pas plier.
La guerre du marché est la Paxa Romana de notre époque.
L’architecte d’aujourd’hui doit-il se résoudre à être le metteur en scène d’une scénographie urbaine de ces réseaux de distribution d’un monde consommé ? Doit-il ZahaHadider la ville intermodale de ces nœuds signifiants de circulations par des messages urbains ?
Les territoires sont-ils encore ceux de la République, avec leurs populations, leurs identités, leurs spécificités, ou sont-ils des listes de comportements fichés et google-isés, terminaux de distribution à disposition de prédateurs bienfaisants qui pensent avant nous à la meilleurs manière de satisfaire des besoins que nous n ‘avons pas encore imaginé ?
L’architecte ne peut être au service des territoires que s’il met sa puissance d’imagination pour projeter un présent proche, à un réel pouvoir décideur.
La richesse de notre culture est un Esprit, une capacité à assimiler le changement sans dévoyer de nos fondamentaux. Nos territoires resteront une destination mondialement désirée si nous sommes capables de revitaliser l’arborescence nourricière de notre terre. Nous sommes en mesure de ne pas étouffer sous l’acculturation mondiale si nous recevons la vague extérieure comme un « inspire » auquel nous sommes capable de répondre par un « expire » nourri de la substance de notre histoire. Revitaliser les circuits courts de production et réaliser les espaces, les constructions, les voies de communication appropriés.
Notre pays a la culture de la révolution face aux modèles dominants s’ils deviennent impérieux, injustes, étouffants. Et çà n’est pas seulement une affaire d’architecte mais un projet de société porté par des élus, des citoyens, ré-intégrant les dimensions agricoles, industrielles, et culturelles qui sont notre essence.
Retisser le tissu social autour d’une production verticale à étages multiples, et horizontale vers les territoires les plus reculés. Former les jeunes gens à reconnaître la profondeur d’une société par son ancrage dans l’être humain. Leur apprendre à ne pas acheter des leurres mais que chaque acte d’achat soit un acte responsable qui produit du lien social et un espace maîtrisé.
Les gens de 20 ans sont conscients des dérives de la société qu’ils ont plébiscitée par leurs actes de consommation déjà nombreux. Le monde va vite et ces jeunes générations sont à l’écoute si la sagesse sait leur parler.
Bien sûr l’architecte doit intégrer 1000 techniques nouvelles, réglementations, évolutions, il l’a toujours fait. Mais surtout, il doit expliquer et démonter sans relâche les liens de cause à effet entre ce que l’on pense et ce que l’on fait.
L’architecte est un facteur de réalité, il rend matériel les projets de demain. Lorsque les demandes changent, la réalité change. Dans quel sens ? Anticiper c’est avant tout montrer aux donneurs d’ordre quel monde, quelle ville, quelle relation sociale ils produiront demain.
Ce ne sont pas les architectes qui ont produit les lotissements infinis, les zones commerciales inqualifiables, les entrées de ville sans âme. La véritable mutation pour anticiper, c’est de pouvoir simuler, alerter, bien orienter la ville et l’aménagement des territoires de demain en évaluant les conséquences sociales, écologiques, économiques, etc …
Nous en avons les moyens si nous savons nous faire entendre.
La logique du marché et de la concurrence a séché notre profession, l’a paupérisé à des niveaux proches de l’effondrement. Notre liberté d’esprit est battue en brèche par ceux qui veulent avoir toutes les cartes en main.
Vite se débarrasser de ce gênant arbitre qu’est l’architecte, qui amène de la réflexion là où il faut manipuler les actes pulsionnels de décisions.
Pourtant les architectes restent riches d’une expérience, d’une vision, de savoir-faire que les édiles et toutes les forces vives seraient bien inspirés de consulter pour leurs investissements d’avenir.
Il manque une cellule de « recherche et développement » de notre société dont l’architecte devrait être un acteur charnière. L’administration économique du pays ne suffit pas à elle seule à lui donner corps. Il faut un maître d’œuvre, un praticien, et s’appuyer sur son savoir-faire.
Chaque architecte se doit d’être porteur de ce rôle, de son potentiel de créativité,
et le suggérer partout où il y a un désir d’avenir exprimé.
L’architecture est à l‘opposé de l’acte de consommation pré-mâché, pré-digéré, prêt à acheter. L’architecture est une démarche, une réflexion, un processus d’évolution partagé L’architecture est un investissement d’avenir en ce sens qu’elle est elle-même un acte de mutation. Elle propose une solution unique adaptée à chaque situation. Impossible à vivre pour le marché !
Les territoires sont uniques. L’architecture, comme le paysage sont leur expression. Les élus qui les gouvernent et les architectes qui les façonnent sont les deux faces d’une action concertée qui est le socle des mutations attendues.
Sinon, se façonnera une ville par défaut, sans architectes ou avec l’architecte le moins cher comme seul critère de recrutement. La République des affamés !
L’architecte et l’élu ont ceci de commun qu’ils sont porteurs de l’identité de la communauté dans laquelle ils évoluent. Ils posent les vrais enjeux, pensent aux bonnes solutions, et mettent en œuvre les transformations nécessaires pour transformer le monde selon les moyens qui leur sont dévolus.
L’architecte propose, l’élu décide, ensemble ils imaginent et réalisent.
L’architecte ne sera efficient qu’au service d’élus conscients, motivés, impliqués, volontaires …
Que les élus qui incarnent ces territoires là, osent venir chercher les ressources auprès de cette profession. Les Ordres Régionaux eux-mêmes en mutation sont à leur disposition pour les accueillir et organiser les mises en synergie.
L’architecte au service des territoires, c’est tisser les réseaux et se donner les moyens : d’être au service des REPRESENTANTS DES TERRITOIRES
Pascal Boivin, architecte, conseiller Ordinal en Languedoc Roussillon